Le beau danseur, ou une veillée de mardi gras qui se termine mal
Mardi gras approche, il va être temps de préparer beignets, foutimassons, tourtisseaux, bottereaux ou autres merveilles…
Mais avant je vais vous narrer une très jolie histoire québecoise, adptée d’un conte populaire du début du XXe siècle, que l’auteure Cécile Gagnon m’a aimablement autorisée à publier (texte repéré sur le site Dark Stories).
Il y avait autrefois un nommé Latulipe qui avait une fille appelée Rose dont il était fou. Elle était la plus jolie des jeunes filles ; sa peau était douce, ses joues roses, sa chevelure brune bouclée, ses gestes gracieux. Son père l’adorait et lui passait tous ses caprices.
La jolie Rose avait un fiancé qui se nommait Gabriel. Elle aimait bien son amoureux mais ce que Rose aimait encore plus c’étaient les divertissements. Elle cherchait toujours prétexte, une fête ou un événement quelconque, pour demander à son père de convier des musiciens et des jeunesses chez eux pour une veillée.
Quelques jours avant le mardi gras, elle se mit à tourmenter son père :
Feriez-vous venir le violoneux du rang voisin, père ? On dit qu’il joue à merveille. On ferait un petit bal pour le mardi gras ! Dites oui ! Oh ! dites oui, suppliait Rose.
Le père Latulipe se laissa tourmenter un jour, deux jours et à la fin, de guerre lasse, il consentit.
Mais ma fille, dit-il, il faudra faire attention. Je ne veux pas qu’on danse après minuit ! Le carême commence le lendemain et il faut faire pénitence.
Rose, folle de joie, embrassa son père et promit de respecter la tradition. Elle passa le reste de la semaine à préparer sa toilette, à décorer la salle. Enfin le mardi gras arriva.
Dans la campagne, les nouvelles vont vite. Quand on sut qu’il y avait bal chez Latulipe, ce ne fut pas un seul violoneux qui se présenta. Il en vint trois et des meilleurs !
Si bien que la fête fut magnifique. On riait, on dansait avec tant d’ardeur et de plaisir que le plancher en craquait. Au dehors, une tempête de neige s’était déclarée mais personne n’y faisait attention. Le bruit des rafales de vent était entièrement couvert par le son des violons qui entraînaient les danseurs dans des cotillons et des rigodons étourdissants.
Rose était gaie comme un pinson : elle ne manquait pas une danse, acceptant toutes les invitations. Son fiancé Gabriel se sentait un peu délaissé mais, voyant sa Rose si heureuse et si enjouée, il prit son mal en patience en songeant qu’ils seraient bientôt unis pour la vie.
Tout à coup, au milieu d’un rigodon, on entendit une voiture s’arrêter devant la porte. Plusieurs personnes coururent aux fenêtres pour tenter de distinguer le nouveau venu à travers la neige collée aux carreaux.
Ils virent d’abord un magnifique cheval noir et puis un grand gaillard tout couvert de neige et de frimas qui s’avança sur le seuil. On s’arrêta de parler et de chanter et l’inconnu entra. Il secoua la neige de ses bottes et de son manteau, et l’on remarqua l’élégance de son costume de fin velours tout noir.
Puis-je m’arrêter dans votre maison quelques instants ? demanda-t-il.
Le maître de maison, le père Latulipe, s’avança vers lui et dit :
Dégreyez-vous, monsieur, et venez vous divertir. Ce n’est pas un temps pour voyager !
L’étranger enleva son manteau mais refusa de se débarrasser de son chapeau et de ses gants.
Une coutume de seigneur, chuchotèrent les curieux regroupés autour de lui.
Tout le monde était impressionné par l’arrivée de ce nouveau venu. Les garçons étaient pleins d’admiration pour le cheval noir qui était attaché au poteau de la galerie. Ils lui trouvaient le poil brillant et l’allure altière des pur-sang mais ils s’étonnaient de constater que là où ses sabots étaient posés, la neige avait fondu complètement. « Drôle de bête », pensaient-ils. Les demoiselles, elles, examinaient en rougissant le bel homme élégant. Chacune d’elles, dans le secret de son cœur, espérait que ce survenant allait l’inviter à danser. Mais c’est vers Rose qu’il alla.
Mademoiselle, lui dit-il en la fixant de ses yeux de braise, voulez-vous danser avec moi ?
Il va sans dire que Rose ne se fit pas prier, sentant peser sur elle le regard de toutes ses compagnes qui l’enviaient. L’inconnu entraîna aussitôt la jeune fille dans un quadrille, puis lui en fit danser un autre ; les violoneux ne s’arrêtaient pas et l’on enchaîna avec des reels et des cotillons.
Rose ne pouvait plus s’arrêter de danser : comme si elle ne pouvait plus se détacher des bras de son partenaire. Tous les invités les regardaient évoluer ensemble en louant leur élégance.
Comblée de bonheur, Rose oublia totalement Gabriel qui s’était retiré dans un coin, mal à l’aise.
Voyons donc, Gabriel ! lui lança Amédée, un jovial paysan, en lui tendant un gobelet plein de caribou. Prends pas cet air d’enterrement ! Sois gai, bois et profite de ta jeunesse !
Mais Gabriel eut beau boire plus que sa soif le lui commandait, son cœur était douloureux. Et Rose, sa belle Rose, les joues en feu, continuait de tourner avec le beau jeune homme.
Soudain, on entendit sonner le premier coup de minuit. Le père Latulipe regarda l’horloge. Les danseurs s’arrêtèrent et les violons se turent.
Il est minuit, fit l’hôte. Le mercredi des Cendres est arrivé. Alors, je vous demande de vous retirer.
Rose vint pour se dégager mais son compagnon serra ses deux mains dans les siennes.
Dansons encore, lui murmura-t-il.
Rose ne voyait plus les gens autour d’elle, qui retenaient leur souffle. Ni sa mère, ni son père, ni Gabriel… Rose était envoûtée par la voix et le regard de son compagnon et voilà que sans l’aide de la musique, les deux danseurs reprirent les pas du cotillon* et se remirent à danser, danser, danser… Les autres restaient figés. Personne ne bougeait. L’hôte hésitait à intervenir. Puis, le tourbillon ralentit. L’étranger saisit un gobelet plein sur la table, le leva en criant :
À la santé de Lucifer !
Ses yeux lançaient des éclairs, une flamme bleue jaillit de son verre, faisant reculer les invités effrayés. Mais il ne lâchait pas Rose, qu’il tenait fermement. Puis, se penchant vers elle, il déposa sur sa bouche un baiser brûlant.
Au même instant, le tonnerre éclata au-dessus du toit : dans un brouhaha de cris et de hurlements, la maison prit feu. Dans la confusion qui suivit, on ne vit pas l’homme en noir lâcher la main de Rose et s’enfuir dans la nuit sur son cheval.
Au petit matin, il ne restait que des cendres de la maison des Latulipe. Et Rose, réfugiée chez les voisins, était vieillie de cinquante ans. Ses cheveux bruns avaient la couleur de la cendre. Ses joues roses et rebondies la veille étaient pâles et toutes ridées. Et sur ses lèvres on voyait la trace d’une brûlure toute fraîche.
C’était la trace du baiser qu’elle avait reçu du diable !
Diable, voilà un mardi-gras qui sort de l’ordinaire !
Bon dimanche 🙂
un mardi gras qui fait peur!!! et une histoire qui donne a réfléchir sur bien des points
Bonjour Marie-France,
Un bien joli conte qui, comme beaucoup de contes, fait peur et finit bien durement!
Ils sont à l’image de la vie et devraient nous aider à bien réfléchir…
Milles mercis à l’écrivaine et à toi même.
Bon dimanche et bonne semaine,
Avec toute mon amitié,
Henriette.
Très Maupassant cette nouvelle ! J’aime beaucoup .
D’une humeur gaie aujourd’hui a ce que je vois.
jolie conte philosophique dis donc !