Paroles de poilu
Vendredi 20 novembre 1914
Voilà le réveil. Il gèle dehors. Au sortir des rêves de la nuit, devant ce joli temps de gel, et à me retrouver ici je sens revenir le cafard. C’est si triste, et rien que d’entendre les conversations de mes voisins, ça me met hors de moi !
— Quand je songe combien ces premiers froids sont charmants sur l’avenue de Paris, au Parc, sur le chemin de la Sorbonne.
— Ô la bonne bibliothèque ! Si chaude, avec ses bouquins. Ici on crève comme un animal, dans la misère physique, intellectuelle. Hélas ! Je n’attends qu’une lettre.
— Les boches et le froid, c’est trop !
Je viens de déjeuner, mais qu’est-ce qu’une demi-boule de pain (même avec tout le chocolat) pour une journée ! J’en ai déjà mangé la moitié et j’ai encore plus faim. Rien que le matin, il me faudrait la boule entière ! Le froid aiguise terriblement l’appétit, et ne pouvant le satisfaire, on en est quitte pour se recoucher.
Dormir ! C’est tout le bonheur ici, car c’est l’oubli. Dormir… — On ne pense pas à manger pendant qu’on dort et l’ont fait mieux, moi du moins, on dîne en dormant, en rêvant.
C’est extraordinaire comme je rêve boulangerie, table et aliments de toute nature. J’ai le choix. Je suis à la maison à Saint-Amand. Et si en dormant je boulotte des poires cuites ou des gâteaux de riz comme en confectionnait maman au temps des vingt-quatre-heures, ou si je vais humer la croûte des pâtés dans le fourgniau d’Eugénie, c’est toujours ça. — Dormir ! Le temps passe ; les obus aussi : oublier un instant leur sifflement de fer à travers le ciel, ne plus les entendre venir et éclater, n’est-ce pas comme s’ils n’existaient plus ? — Car, il n’y a pas, mais je les encaisse de moins en moins ; nous en avons tant reçu, tous ceux qui étaient à Courcy, et l’impression physique qu’on ressent ! Je préfère ne pas les entendre. — Et les Allemands se remettent à bombarder Reims, Saint-Thierry, Merfy. — Dormir ! — Enfin, c’est échapper à tout ce qui vous entoure. C’est l’évanouissement du cauchemar. — Plus de tranchées, plus de gourbis, plus de ruines, de sapes – plus de fusils, de cartouches, de sacs, de pelles, de pioches – plus d’escouade… (Ô Dieu ! Quel soulagement, quel soupir : la vie des rêves. Il est neuf heures et demie. Je viens de prendre ma faction ; il fait du soleil, et il gèle ferme. Je suis d’humeur aussi satisfaisante que je puis l’être puisque j’ai pu écrire et que les lettres ne vont certainement pas tarder à arriver…
… D’ailleurs, inconsciemment, mon esprit est auprès de vous, et va des uns aux autres. Papa, à la permanence, avec ses gros cahiers d’espagnol, doit avoir gardé son pardessus et il me semble voir tes cheveux blancs frotter contre le parement de velours quand tu relèves la tête pour regarder au-dehors les lilas couverts de givre. Je vois maman remonter la rue Duplessis avec son filet, hâtive, pour préparer le déjeuner, en ruminant ses rêves ; et les frimousses de ces demoiselles sous le cèdre du lycée de filles. — Mais en levant les yeux, j’aperçois les corbeaux, la croix, et les percutants sifflent très haut, et se suivent sans relâche. Alors les images de la guerre m’empoignent et je revois l’horrible boucherie, la route de Montmirail à Reims, je respire encore la puanteur des champs couverts de débris et de charogne, je vois les faces noires, charbonnées, des cadavres amoncelés dans toutes les positions, au pied de Montmirail, et près desquels on se couchait en tirailleur, sans savoir, sur lesquels on butait dans la rue, cavalant sous les balles prussiennes. — A chaque obus que j’entends éclater, j’éprouve malgré moi une impression de terreur religieuse.
Il me semble, dans ce bruit sourd et lugubre qui succède au sifflement – et qui diminue insensiblement – entendre des pères, des femmes, des enfants qui pleurent sur toute la terre, il me semble que la Mort pénètre, comme dans une gravure de Callot, dans un intérieur que je me représente paisible et doux, pour leur annoncer triomphalement, à tous ces visages angoissés qui se tournent vers elle avec épouvante : pour leur annoncer qu’à cette heure un malheureux est mort sur la terre – c’est un fils, un frère, un père. Malheureux eux-mêmes ! Car la joie des autres sera leur douleur, et le printemps prochain pour eux sera sans fleurs. — Foyers vides aux soirées des hivers prochains ! Quel Noël pour tant de pauvres enfants et de parents ! La vie n’est-elle pas assez malheureuse ! Et avec leurs douleurs, il faudra que des malheureux peinent pour faire vivre et élever leurs enfants ! Qu’est-ce que c’est qu’un Allemand, un Français ! Des milliers de familles, à chaque heure, sont sous la menace – et malgré tout ce qui s’y oppose en moi, il me vient par moment des accès de foi en un Dieu qui seul pourra venger d’une vengeance digne ces atrocités inhumaines.
Etienne Tanty était le fils d’un professeur d’espagnol qui était également bibliothécaire au lycée Hoche à Versailles. En 1914, Etienne avait vingt-quatre ans. Philosophe de formation, il avait raté de peu l’oral de l’Ecole Normale supérieure de la rue d’Ulm un an plus tôt. Il était déjà sous les drapeaux lorsque son service militaire déboucha sur la guerre. Il appartenait au 129e régiment d’infanterie et fut blessé le 25 septembre 1915 à Neuville-Saint-Vaast. Soigné pendant près de six mois, il fut renvoyé au front et fut fait prisonnier à Tabure le 21 mars 1918. Il fut libéré de son camp de prisonnier et rapatrié le 15 décembre 1918, pis démobilisé le 8 août 1918. Etienne Tanty était caporal à la fin de la guerre. Il devint ensuite professeur de lettres et de latin.
Extrait de « Paroles de Poilus – Lettres et carnets du front – 1914-1918 » – Librio