La table d’hôte
Une grande pièce tapissée de papier imitant le bois de chêne. La table occupe presque toute la longeur de la pièce. Sur la table, entre les heures des repas, on voit toujours un huilier désargenté, des salières en verre ébréché, des assiettes de petits fours poussiéreux et des carafes à demi pleines d’eau. En face de la cheminée, une armoire de cerisier pour le linge ; près de la fenêtre, un buffet, également en merisier, pour la vaisselle. Sur la cheminée s’élèvent deux vases dorés, soigneusement abrités sous des globes, et, sous des globes aussi, une pendule sans mouvement et qui marque toujours cinq heures. Le plafond noirci par la fumée des lampes, la glace terne et rayée sont couverts de chiures de mouches. Un portrait de Gambetta, ancienne prime de journal, quelques lithographies, représentant, de préférence, des scènes militaires du premier Empire, et parfois une caricature politique, cadeau d’un commis voyageur, décorent les murs.
La table d’hôtes n’a que trois pensionnaires : le receveur de l’enregistrement, le receveur des contributions indirectes, celui que les cabaretiers appellent : le rat de cave, et les paysans : l’ambulant ; le troisième, arrivé de Vendée, est le principal clerc de Me Bernard, notaire.
C’est un vieil homme fort râpé, qui sent la poussière des paperasses et des dossiers ; pourtant il porte des bottes à l’écuyère et ne s’habille que de jaquettes en velours feuille morte, ornées de bouton de bronze représentant des attributs de chasse à courre, bien qu’il n’ait jamais chassé, mais il s’en console en citant à tout propos le nom des piqueux célèbres, des grands veneurs, et en sonnant de la trompe, chaque soir, après dîner, dans la petite chambre qu’il occupe à l’hôtel.
Le jour de son arrivée, il a cru devoir faire sa profession de foi aux convives de la table d’hôte : « Je suis républicain, messieurs, il faut être juste en tout ;et bien, pour sonner de la trompe, il n’ en a pas comme Baudry d’Asson » (Léon Baudry d’Asson, député légitimiste de Vendée de 1876 à 1914).
Le receveur de l’enregistrement est un jeune homme rangé, triste, ponctel et très propre. Il mange beaucoup et parle peu. On ne lui connaît pas d’autres distractions qu’une proenade d’une heure au bord de la rivière, dans la journée, et, le loir, la lecture des vers de M. Coppée et des romans de m. Ohner. A une époque, il aimait à s’oublier parfois, au bureau de tabac, où trône la belle Valentine ; il lui prêtait Serge Panine et copiait pour elle quelques vers du Passant, mais on prétend que « ça n’a pas été plus loin ». D’ailleurs, depuis deux mois, il n’entre plus au bureau de tabac : « je ne fume plus », dit-il mélancoliquement.
Le rat de cave, lui, est très gai, grand chasseur, et d’une mise presque négligée. Il arrive toujours pour dîner en tenue de chasse, avec ses guêtres boueuses, son pantalon et son vesto de toile bleu, maculés de sang. Le principal clerc le méprise un peu, parce qu’il trouve que la chasse au fusil manque de distinction et qu’il n’y a que « la chasse à courre pour être vraiment chic ». De là des discussions qui, la plupart du temps, dégénèrent en disputes. « Un perdreau : s’écrie le principal, dédaigneusement, qu’est-ce que ce que ça un perdreau !… Parlez-moi d’un dix-cors, d’un sanglier, au moins cela signifie quelque chose » – « Et ta meute ! répond le rat de cave, d’un ton froissé. Va donc, vieux limier ! Tu fais le pied dans les actes de ton patron, tu embûches les souris dans les cartons de l’Etude.
Le rat de cave a sans cesse des aventures extraordinaires à raconter. Dans ses conversations il imite le chien à l’arrêt, le vol des perdreaux, le lièvre qui roule frappé à la tête d’un coup de plomb, les détonations du fusil, la pipée de la bécasse ; tous les objets qui se trouvent sous sa main lui servent à expliquer ses récits, à les rendre visibles.
– J’arrive dans un champ de luzerne (il pose au milieu de la table son assiette où restent encore quelques feuilles de salade)… ça c’est le champ de luzerne… Suivez-moi bien… A côté, il y avait un bois… tenez… (il dispose près de l’assiette deux ou trois bouteilles)… ça c’est le bois… Attention !… Voilà que, tout à coup, dans la luzerne (il montre l’assiette)… tout contre le bois (il indique les bouteilles)… j’aperçois un lièvre au gite… (il coule une croûte de pain sous les feuilles de salade)…. voyez-vous, ça c’est le lièvre… un gros lièvre… énorme…. Alors… (il se lève, se recule sur la pointe des pieds, doucement)…. il rondissait l’oeil… (il fait le geste d’épauler)… je ne me presse pas… (il vise la croûte de pain)… Pan ! … pan!… pan!… Je cours (il se précipite vers l’assiette, en retire la croûte de pain, et prend un air consterné)… C’était pas un lièvre !… non… c’tait une casquette ! (il jette la croûte à terre, et la repousse du pied)… une casquette !… Ah ! ah !… J’en ris maintenant… mais sur le moment !… Une casquette !… Oh ! oh !…
Extrait de « La Table d’hôte »
Contes cruels II
Octave Mirbeau
Merci, j'aime asez ce genre "d'histoire" !!
Bises !et bon dimanche !
Voilà qui fait du bien. Une petite lecture accompagnée d'un petit café. Cela réconforte les muscles dorseaux qui sont bien mis à mal par le potager ;-)))
Bon dimanche. Courage.
Bizzzzzz
Comme j'aime Marie-France ces pages de littérature, merci, merci, merci!
Gros poutous,
Henriette
Bonsoir Ma Marie, je comprends, maintenant que je te connais que tu n'as plus le temps de nourrir "Littérature Gourmande….Mais c'est bien dommage…..Jamais beaucoup.
Bonsoir Ma Marie, je comprends, maintenant que je te connais que tu n'as plus le temps de nourrir "Littérature Gourmande….Mais c'est bien dommage…..Jamais beaucoup.